TENNIS MAGAZINE : Mars 95.



Par Guy Barbier

LE CHAGRIN ET L'AMITIE

Ni le score, ni le temps n'ont plus d'importance. Ils sont ailleurs. Au coeur, de cette douce nuit d'été à Melbourne, Pete Sampras et Jim Courier se rejoignent au filet avant une longue et touchante accolade. Debout, les 15000 spectateurs, sous le choc de l'étourdissante dramatique à laquelle ils viennent d'assister, unissent les deux champions en une seule et même ovation. Pour une place en finale de l'Open d'Australie, Pete Sampras, n°1 mondial, monstre de courage et de fierté, vient de se défaire sur le score de 6-7, 6-7, 9-3, 6-4, 6-4 et 3 h 58, de Jim Courier, étonnant lui aussi de volonté, après un match d'exception ou la violence des sentiments est venue se mêler au tennis joué à son plus haut niveau.

Le quatrième set approche de sa conclusion et si le smash de Courier s'est envolé vers les bâches bleues du central, offrant ainsi à Sampras une égalisation inespérée à deux manches partout, le n°1 mondial ne va pas bondir de joie. Tout au contraire. A la stupéfaction progressive de tout le central et de Jim Courier en particulier, Pete Sampras va fondre en larmes. Dans le premier jeu du cinquième set, c'est la sueur, croit-on, qui le fait s'essuyer nerveusement le visage contre ses bras. Mais au changement de coté, le doute n'est plus permis : Sampras pleure à chaudes larmes sans pouvoir d'ailleurs totalement masquer son désarroi dans sa serviette. Les pleurs couleront encore pendant les deuxième et troisième jeux. Entre les points, au moment de servir...Spectacle quelque peu surréaliste auquel Jim Courier lui-même va mettre fin en lançant amicalement de l'autre coté du court : " ça ne va pas, Pete ? ". Quelques secondes plus tard, il lui proposera même : " tu veux remettre ça à demain ? ". Courier reçut pour toute réponse une averse de services gagnants. Mais Pete Sampras venait bel et bien de craquer nerveusement. Et qu'il l'ait fait peu après qu'un spectateur ait crié à son intention : " gagne ça pour ton coach ! " était de nature à rappeler que l'entraîneur de Pete Sampras, Tim Gulikson, avait subi trois jours plus tôt un nouveau malaise cardiaque et venait, le jour même de reprendre l'avion pour les Etats-Unis.

Remettre ça à demain, c'est ainsi que Jim Courier l'aurait bien voulu. Car à l'émotion affichée par Pete Sampras répondait l'épuisement qui guettait Courier, jusque-là infernal marteleur du revers du n°1 mondial. On se doutait bien que l'affrontement entre les deux américains allait tenir ses promesses. On n'aurait pas pu imaginer qu'il nous transporterait dans ces sphères magiques, ou le sport devient le meilleur révélateur de la nature humaine. Et ou les larmes bien inattendues contribuaient à faire de Sampras, et de tout le match, un moment de bonheur. Que ceux qui craignaient la mort du tennis soient rassurés. Dés leur entrée sur le court, à 21h06, Pete et Jim s'étaient retrouvés au coeur d'un public impatient dans une atmosphère électrique. Et le premier point est une vraie poignée de châtaignes. Un échange du fond du court, brutal, à couper le souffle, qui donne le ton d'une rencontre qui ne quittera jamais les sommets d'ou elle est partie. Une véritable partie d'échecs, avec des diagonales de fous, les deux joueurs tentant de se neutraliser sur leurs revers. Mais à chaque balle courte, c'est un point gagnant. Le roi Sampras a déjà perdu la majorité de ses pions au bout de deux heures de jeu. Jim Courier a remporté les deux premières manches au tie-break. Deux manches au cours desquelles le double vainqueur de Roland-Garros a peut-être joué le meilleur tennis de sa carrière. Sampras est un dieu grec, lit-on sur une banderole déployée par la forte colonie héliène. Mais un dieu au pied fragile. Lors d'un changement de coté à 2-1 au deuxième set, le n°1 mondial a demandé les trois minutes autorisées pour une intervention du kiné : des ampoules lui brulent le pied droit.

Ou est-il allé chercher les ressources pour égaliser à deux manches partout ? Mystère des grands champions, mais toujours est-il que deux jours après avoir remonté le même handicap contre Larsson, Sampras a une nouvelle fois remis les pendules à l'heure, en hissant le niveau de son jeu, comme si cela était encore possible. Il a pourtant eu très chaud au quatrième set quand Courier, qui avait fait le break, a eu sur son propre service trois balles pour se détacher 5-3.

Au bord du court, Delaina, la petite amie de Pete, d'habitude si réservée, vit le match avec intensité. " Allez ! " s'encourage Courier en français. Mais lui aussi est à bout. A 4-4 au cinquième set, il mène 40-15 sur son service. Cruel neuvième jeu qui le verra avoir cinq balles pour prendre l'avantage 5-4. Car Sampras transforme sa première balle de break. Il est un peu plus d'une heure du matin. Pete sert pour le match. A 40-0, il claque un dernier ace gagnant avant de lever les bras et de retrouver Courier pour une accolade fraternelle. Le regard vide, perdu, la voix grave, Pete dit devant la presse : "Nous avons tous les deux montré beaucoup de coeur. ". Hommage à Jim avec qui il venait d'écrire l'une des pages les plus émouvantes des tournois du Grand Chelem. En dépit des larmes, le tennis avait le sourire en ce petit matin du mercredi 25 Janvier 1995.